Le gouvernement tchadien n’a assumé aucune responsabilité pour l’usage abusif de la force par ses forces de sécurité contre des manifestants pacifiques dans la capitale N’Djamena, le 2 octobre 2021, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Le droit de manifester pacifiquement a presque immédiatement été enfreint après la prise de pouvoir en avril par le Conseil militaire de transition (CMT), et l’interdiction de manifestations qui s’est ensuivie.
Le CMT, dirigé par le général Mahamat Idriss Déby Itno, a pris le contrôle du Tchad le 20 avril, après la mort de son père, le président Idriss Déby Itno, dont le décès serait survenu lors d’affrontements entre des rebelles et les forces gouvernementales. Le conseil a annoncé qu’il gouvernerait le Tchad pour une période de 18 mois, renouvelable une fois, et qu’il organiserait pendant cette période un dialogue national inclusif, avant de rétablir un régime civil par le biais d’élections. Cette série de discussions à l’échelle nationale devrait commencer en novembre ou décembre, et aboutir à une élection présidentielle entre juin et septembre 2022.
Le CMT devrait mettre un terme à l’usage excessif de la force par les forces de sécurité à l’encontre des manifestants pacifiques et veiller à ce que les victimes des violences commises par les forces de sécurité, y compris contre les figures de l’opposition, puissent obtenir justice.
En avril et en mai, des centaines de membres et sympathisants de partis d’opposition et d’organisations de la société civile se sont réunis au sein de la coalition Wakit Tamma pour protester contre l’interdiction de manifester et exiger une transition vers un régime civil. Rejoints par de nombreux Tchadiens, ils ont participé à des manifestations dans tout le pays. Les forces de sécurité ont dispersé les manifestations en faisant un usage excessif de la force, notamment en tirant à balles réelles ; elles ont tué au moins sept personnes et en en blessé des dizaines d’autres. Les forces de sécurité ont également arrêté plus de 700 personnes. Plusieurs d’entre elles ont ensuite déclaré à Human Rights Watch qu’elles avaient été torturées et maltraitées en détention.
Entre le 3 et le 25 octobre, Human Rights Watch a interrogé par téléphone 11 personnes blessées par les forces de sécurité lors de la manifestation du 2 octobre à N’Djamena. Human Rights Watch a également parlé avec deux membres de partis d’opposition, un membre du personnel d’une organisation de la société civile, un avocat, un journaliste, un activiste et un médecin. Pour corroborer les récits des victimes, Human Rights Watch a obtenu et analysé des photographies et des vidéos des blessures des manifestants, et a examiné des dossiers médicaux émis par des établissements de santé de N’Djamena.
De juin à septembre, les autorités ont adopté certaines mesures positives, notamment en reconnaissant le mouvement d’opposition populaire Les Transformateurs comme parti politique. Le 10 juin, elles ont libéré Baradine Berdei Targuio, un éminent défenseur des droits humains arrêté en janvier après avoir publié un message sur Facebook évoquant les problèmes de santé présumés du président Déby. Suite à une pression internationale soutenue, les autorités ont autorisé les manifestations de l’opposition dans tout le Tchad pendant cette période.
Cependant, l’opposition, et notamment Wakit Tamma, a continué de faire part de son inquiétude quant à l’apparente mainmise des autorités militaires sur le pouvoir.
Le 2 octobre, des centaines d’habitants de N’Djamena ont rejoint les membres et partisans de Wakit Tamma pour protester contre la prise de pouvoir par le CMT, et pour demander des amendements à la charte de transition du Tchad. Bien que les autorités aient autorisé cette manifestation, Human Rights Watch a constaté que des policiers anti-émeute – et dans un cas particulier, des gendarmes – ont tiré des grenades lacrymogènes, des balles en caoutchouc voire même à balles réelles sur des manifestants, blessant entre environ 40 et 45 personnes, et endommageant des biens privés.
Certaines des personnes interrogées ont déclaré avoir été blessées, avoir vu d’autres personnes blessées ou avoir entendu des tirs à balles réelles. Un partisan d’un parti d’opposition âgé de 34 ans, qui dit avoir été touché par une balle réelle, a déclaré : « J’ai entendu de nombreux coups de feu et avant de réaliser ce qui m’arrivait, j’étais à genoux, mon pantalon déchiré, et je saignais à la cuisse droite ».
Human Rights Watch n’a pas eu accès à des photos ou à des vidéos de douilles de balles réelles, qui auraient permis de corroborer si certains coups de feu ont été tirés à balles réelles ou si tous ces tirs ont utilisé des balles en caoutchouc ou d’autres formes d’armes moins létales. Human Rights Watch a examiné des images de nombreuses cartouches d’armes moins létales, notamment des balles en caoutchouc et des gaz lacrymogènes, collectées après que les forces de sécurité ont fait usage de la force contre les manifestants.
« Les policiers qui ont maltraité les manifestants en avril sont les mêmes qui nous maltraitent aujourd’hui », a déclaré un activiste de la société civile locale de 42 ans, blessé lors de la manifestation du 2 octobre. « Il n’y a ni justice, ni enquête. Ceux qui sont au pouvoir considèrent qu’ils sont au-dessus des lois ».
Dans un communiqué de presse du 2 octobre, le ministre de la Sécurité publique et de l’Immigration, Souleyman Abakar Adoum, a déclaré que les manifestants n’avaient pas suivi l’itinéraire autorisé pour leur manifestation et les a accusés d’avoir occasionné des « troubles à l’ordre public ». Le 4 octobre, le ministre de la Communication Abdraman Khoulamallah a déclaré à la télévision d’État que 12 membres des forces de sécurité avaient été blessés et que 12 de leurs véhicules avaient été endommagés par les jets de pierres des manifestants, qu’il a qualifiés d’« irresponsables » et cherchant à « rentrer dans le carcan de la rébellion ». Il a précisé que personne n’avait été gravement blessé à l’exception du propriétaire d’un magasin. Le ministre a reconnu que les forces de sécurité avaient fait usage de gaz lacrymogènes, mais a déclaré qu’une seule personne avait été blessée. Il n’a pas abordé la question de l’usage de balles en caoutchouc ou de balles réelles.
Contacté par Human Rights Watch le 14 octobre par e-mail et le 19 octobre par SMS, le ministre de la Justice Mahamat Ahmat Alhabo n’a pas répondu.
Le 14 octobre, dans une démarche qui n’a pas manqué de susciter des inquiétudes et risque d’alimenter davantage la culture de l’impunité pour les graves violations des droits humains au Tchad, Mahamat Idriss Déby a nommé Abdel Kader Mahamat, dit Baba Laddé, ancien chef du groupe rebelle du Front populaire pour le Redressement (FPR) nouveau directeur des services de renseignement tchadiens. Baba Laddé et son groupe armé combattent en République centrafricaine depuis 2018. L’Organisation des Nations unies (ONU) et des groupes nationaux et internationaux de défense des droits humains y ont documenté plusieurs crimes graves commis par les hommes de Baba Laddé en violation des droits humains, notamment des viols, des meurtres et des pillages.
Le droit international, le droit africain des droits humains, notamment la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, et la charte de transition du Tchad entérinent les droits à la liberté d’expression et de réunion et interdisent l’usage excessif de la force par les forces de l’ordre. En vertu des Principes de base des Nations Unies sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu, les forces de sécurité ne peuvent faire usage de la force que proportionnellement à la gravité de l’infraction, et l’utilisation intentionnelle de la force létale n’est autorisée que lorsqu’elle est strictement inévitable pour protéger la vie.
Le 23 octobre, le coordinateur de Wakit Tamma, Max Loalngar, a annoncé que Wakit Tamma tiendra un meeting à N’Djamena le 6 novembre pour informer la population de « ses actions en faveur de la démocratie » et qu’il organisera une autre marche le 13 novembre.
« Le CMT devrait changer de cap durant la dernière année de la période de transition et, en plus de respecter et protéger le droit des Tchadiens à manifester pacifiquement, il devrait créer des mécanismes respectueux des droits afin de répondre à leurs préoccupations », a déclaré Ilaria Allegrozzi. « Ignorer cette exigence ne ferait que renforcer au Tchad la culture de répression violente et d’impunité pour les auteurs d’abus ».
Distribué par APO Group pour Human Rights Watch (HRW).
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