Des femmes tuées dans le huis clos familial
Maroua Boukhari, 18 ans, a rendu son dernier souffle le 18 mai 2022, au service des soins intensifs de l’hôpital de Remchi, une petite bourgade de la ville de Tlemcen dans la région ouest de l’Algérie. L’adolescente a puisé, pendant un mois, dans ses ultimes ressources pour rester en vie, sans y parvenir. Elle a succombé aux blessures profondes à la tête, causées par un objet contondant. Très peu d’informations filtrent sur cet homicide, commis dans le huis clos de la résidence familiale. La lycéenne a été frappée à mort par son père, au milieu du mois du ramadan. Pour quel mobile et dans quelles circonstances ? C’est l’omerta totale. Au lendemain de la mort de Maroua, une jeune veuve est tuée dans sa masure, dans la ville de Saïda, par un voisin. Les deux affaires ont été évoquées, à peine, dans la rubrique des faits divers de certains titres de la presse nationale.
Pourtant en octobre 2020, l’affaire de Chaima, 19 ans, violée, torturée puis brûlée par un repris de justice qui la courtisait, a provoqué une onde de choc. Le Parquet a communiqué sur ce dossier en révélant des détails sordides. Le corps de la jeune fille a été retrouvé recouvert de ciment, la partie supérieure -la tête et les épaules- entièrement carbonisée. En février 2021, la mort de Tinhinan Laceb, journaliste de 39 ans, poignardée par son mari qu’elle venait de quitter et celle de Kenza Sadet, 17 ans tuée dans des conditions abominables par son père (les parties du corps dépecées puis enterrées dans la forêt de Yakouren, à 150 kilomètres à l’est d’Alger), ont ébranlé aussi l’opinion publique. Le sursaut populaire contre les atteintes répétitives à l’intégrité physique des femmes s’est avéré, néanmoins, éphémère. Soixante-huit féminicides ont été commis après ces trois meurtres -19 depuis l’entame de l’année 2022- dans le silence médiatique et l’indifférence communautaire. Le décompte ne suscite plus ni émotion, ni fureur.
« Nous ne sommes plus à la phase de la banalisation de la violence envers les femmes, mais à son encouragement. En faisant taire la victime, en la culpabilisant, on encourage son maltraitant à exercer plus de violences sur elle » fulmine Wiame Awres. La trentenaire a co-fondé avec Narimane Mouaci Bahi, une militante des droits humains, un portail web dédié exclusivement aux victimes de féminicide, en Algérie. Les deux jeunes femmes leur redonnent une identité et un visage. Elles racontent leurs histoires et leurs souffrances… et les circonstances tragiques de leur mort. « Nous ne sommes pas des journalistes. Nous faisons, néanmoins, un travail d’investigation pour pouvoir reconstituer ce qui se passait avant ces assassinats. La version, donnée par les médias est celle de l’assassin, qui justifie son acte. Ou bien les journalistes supposent que le meurtre a été commis lors d’une dispute. Nous voulons aller au-delà de ces versions » nous explique Wiame. Inlassablement, elle actualise, conjointement avec Narimane, la liste des victimes de féminicide.
Au mois de mai 2022, Amina Fetane, 29 ans, est poignardée par son frère et Khadidja, 39 ans, est égorgée par son mari, devant ses enfants. A la même période, une septuagénaire est retrouvée morte, ligotée, à proximité de son domicile. En avril, à Touggourt, ville située à l’orée du Grand Sahara, Khadidja Abada, 70 ans, est assassinée par son conjoint qui l’a agressée avec une bonbonne de gaz. Quelques jours auparavant, une trentenaire est brûlée vive, également pas son conjoint. Le cadavre de Nora, 33 ans, est retrouvée dans un bac de mortier durci. Auteur de ce crime : son petit-ami. Une jeune fille de 19 ans est tuée, à Souk Ahras (agglomération à 450 kilomètres à l’est de la capitale), par ses frères et sa mère parce qu’elle entretenait une relation amoureuse avec un homme…. Hafida Mansouri, la trentaine, est immolée, en janvier de l’année en cours, par un prétendant éconduit….
Les informations, collectées sur les réseaux sociaux et auprès des proches sont parcellaires. Il est difficile de recueillir suffisamment de détails pour replacer « le fait divers » dans sa dimension dramatique et le phénomène dans sa réelle envergure.
« La presse ne parle plus de féminicide. Elle propage le contenu misogyne » déplore Wiame. Régulièrement, des programmes diffusés par des chaines de télévision, privées essentiellement, et des chroniques publiées dans la presse écrite, exacerbent le machisme, légalisé au demeurant par le Code de la famille. Les dispositions de cet édit sont inspirées de la Charia (loi doctrinale de l’Islam). Ils confinent la femme algérienne dans un statut de mineure à vie. Elle est soumise au tutorat d’un père, d’un frère ou d’un mari… et au-delà d’un oncle ou d’un cousin. Les exactions physiques et morales sont marquées du sceau du tabou. Il ne faut pas les ébruiter, ne pas les dénoncer, ne pas les condamner, en vertu du principe de non-ingérence dans les affaires familiales. « Pour protéger les femmes, il faut parler des violences, les identifier. Ne plus dire d’un mari violent qu’il agit par l’amour, ni d’un frère qui bat sa sœur qu’il ne fait que la protéger », recadre Wiame.
Le cas de Keltoum Rekhila, 33 ans assassinés le 13 février 2022 par son ex conjoint, illustre l’impact des pesanteurs sociales sur la condition féminine, dans le pays. Fuyant l’indigence et le conservatisme de sa famille, elle épouse, à 16 ans à peine, un homme, addict aux substances hallucinogènes et conséquemment violent. Epuisée par treize ans de résilience, Keltoum rompt les liens conjugaux. Le divorce l’engage, paradoxalement, dans un engrenage administratif pour pouvoir conserver la garde de ses trois enfants, les réunir sous un toit et subvenir laborieusement à leurs besoins. Elle dépose des plaintes contre son ex-mari pour harcèlement moral et menaces physiques, sans réussir à le faire condamner par la justice, ou au moins obtenir une injonction d’éloignement. Le jour fatidique, l’ex conjoint rentre chez elle par la force. Il lui porte deux coups à la tête et l’achève à l’arme blanche, sous les regards terrifiés de ses garçons de 10 et 3 ans. Il s’en va, nonchalant, chercher l’ainée au collège.
En moyenne, soixante femmes perdent la vie, annuellement en Algérie, par arme à feu, par arme blanche ou contondante, par strangulation, immolées par le feu, parfois enterrées vives. Elles sont tuées après avoir enduré, durant de longues années, des maltraitances multiples. Au lieu de dénoncer l’acte et l’assassin, l’opinion publique justifie le crime par une suspicion sur la probité de la victime. « C’est pour que le féminicide reste impuni ou être condamné à une peine légère, qu’on invoque l’honneur de famille et la transgression de normes sociales » ne cesse de clamer, Soumia Salhi, militante féministe. Le combat des associations de défense des droits de femmes, la mobilisation d’actrices algériennes connues à travers une campagne intitulée « Stop au féminicide » et l’introduction dans le Code pénal de mesures coercitives contre les auteurs des violences faites aux femmes… n’ont guère influé sur le phénomène.
Yasmine Henad