Reportage de Laure Broulard(Kigali, correspondant du journal « Le monde ».
Le président rwandais répondait aux nombreuses critiques soulevées par la signature, le 14 avril, d’un protocole d’accord prévoyant la déportation vers le Rwanda de demandeurs d’asile arrivés illégalement au Royaume-Uni. « Nous ne faisons pas de commerce d’êtres humains. Ça n’est pas possible, ce serait contraire à nos valeurs. » Ainsi s’exprimait Paul Kagame lors du dîner annuel du corps diplomatique, organisé fin avril, à Kigali.
Londres espère ainsi décourager les migrants d’entreprendre la traversée de la Manche et promet en contrepartie de soutenir l’économie rwandaise, notamment à travers un premier financement de 120 millions de livres sterling (140 millions d’euros).
On en sait toujours très peu sur ce « partenariat », que ce soit sur les critères retenus par les autorités britanniques, sur le nombre de demandeurs d’asile qui pourraient y être amenés de force. Et, surtout, sur les motivations qui ont pousser le Rwanda, ce pays grand comme la Bretagne et comptant parmi les plus densément peuplés d’Afrique, à s’engager dans un tel projet.
Alors qu’au Royaume-Uni certaines ONG ont déjà annoncé vouloir attaquer le texte en justice, Kigali défend sa décision. Dans une tribune publiée dans les colonnes du Times, le 18 avril, la ministre de l’intérieur britannique, Priti Patel, et le ministre des affaires étrangères rwandais, Vincent Biruta, ont présenté le projet comme « une solution innovante » visant à lutter contre les réseaux de passeurs et le trafic de migrants.
« Le Rwanda accueille déjà 130 000 réfugiés de divers pays et, depuis 2019, a donné refuge à des migrants évacués de Libye à la demande du HCR [Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés]. Cela prouve l’engagement du pays dans la protection des personnes vulnérables dans le monde », poursuit le texte.
« De migrations illégales se multiplient »
Depuis trois ans, le pays a, en effet, accueilli plus de 900 demandeurs d’asile africains évacués de Libye par l’agence onusienne. Dans le cadre de ce mécanisme, appelé Emergency Transit Mechanism (ETM), l’ONU exfiltre des migrants des centres de détention libyens, où ils subissent de mauvais traitements, et les prend en charge dans un centre situé dans le sud du Rwanda, en attendant l’examen de leur demande d’asile par des pays occidentaux. Un exemple parmi d’autres de la politique de « solutions africaines aux problèmes africains » de Paul Kagame.
« Mais l’ETM n’a rien à voir avec le partenariat signé entre le Rwanda et le Royaume-Uni », assure Larry Bottinick, représentant du HCR à Londres. « C’est une solution temporaire dont la vocation première n’est pas de faire rester les réfugiés au Rwanda. » Plus de la moitié des personnes arrivées dans le pays par le biais de ce programme sont reparties pour l’Europe et le Canada, où elles ont été acceptées avec le statut de réfugié. Aucune n’a, jusqu’ici, entrepris les démarches en vue de s’installer au « pays des mille collines », option qui leur est toutefois proposée dans le cadre de l’ETM.
Le protocole d’accord signé entre le Royaume-Uni et le Rwanda prévoit lui, un aller simple vers Kigali, sans possibilité de demande d’asile à Londres. Et pourrait concerner principalement des non-Africains. « Un Iranien ou un Irakien ayant des cousins en Europe va-t-il vraiment envisager son futur à Kigali ?, s’interroge M. Bottinick. Israël a déjà essayé d’envoyer des réfugiés au Rwanda et cela a créé davantage de migrations illégales, puisque beaucoup d’entre eux ont ensuite décidé de repartir vers la Méditerranée, à travers le Soudan du Sud, le Soudan et la Libye, ce qui est un voyage bien plus dangereux que la traversée de la Manche. »
« Départs volontaires »
Dès 2014, un accord opaque avec Tel-Aviv avait, en effet déjà suscité la polémique. Si les termes exacts en sont toujours restés confidentiels, il a été établi qu’Israël proposait à des demandeurs d’asile africains de choisir entre leur placement en détention et un voyage, payé vers deux pays présentés comme sûrs : l’Ouganda et le Rwanda. Selon le HCR, près de 4 000 Erythréens et Soudanais seraient retournés en Afrique dans le cadre de ce qui était qualifié de « départs volontaires », entre décembre 2013 et juin 2017.
A l’époque, l’Initiative internationale pour les droits des réfugiés avait vivement critiqué le processus. « En les envoyant en Ouganda et au Rwanda, les autorités israéliennes promettent à ces demandeurs d’asile qu’ils recevront des papiers leur permettant de rester légalement dans le pays. Mais nous avons constaté qu’ils ne recevaient aucun document à leur arrivée et qu’ils étaient, au contraire, encouragés à quitter ces pays ou à y vivre sans statut légal », expliquait l’ONG dans un rapport publié en 2015.
Aujourd’hui, Kigali propose trois solutions aux migrants déboutés par le Royaume-Uni : un retour dans leur pays d’origine, un départ pour un pays tiers ou une régularisation et une installation au Rwanda. A ceux qui souhaiteront rester, le gouvernement promet un logement décent, l’accès à des aides sociales et à la mutuelle de santé quasi universelle du pays, ainsi que le droit de travailler. Le tout essentiellement financé par le Royaume-Uni.
« Kigali doit être conscient du fait que peu de réfugiés viendront au Rwanda et y resteront. Mais le gouvernement a pu voir dans cet accord une opportunité financière, qui plus est sous forme d’aide budgétaire. Dans cette affaire, il y a beaucoup de communication et une certaine dose de cynisme des deux côtés », analyse une source qui suit de près la politique rwandaise.
« Formidable levier politique »
L’accord permet également au Rwanda, régulièrement épinglé pour sa répression de l’opposition et de la liberté d’expression, de consolider son image de pays stable et de se positionner comme un partenaire crédible sur des problématiques internationales. Le pays est en discussion en vue d’un projet similaire avec le Danemark.
« Ce genre d’accord est un formidable levier politique pour Paul Kagame dans sa relation future avec le Royaume-Uni et peut-être, demain, avec le Danemark. Il pourra en user pour le soutien de son pays dans différentes instances internationales », explique Benjamin Augé, chercheur à l’Institut français des relations internationales.
Kigali a aussi une carte à jouer en matière d’image : lors de la signature de l’accord, le premier ministre britannique, Boris Johnson, a décrit le Rwanda comme « un des pays les plus sûrs au monde, internationalement reconnu pour son accueil et son intégration des migrants ». Un discours radicalement différent de celui tenu par le Royaume-Uni en janvier 2021, lors du passage en revue, par l’ONU, des réalisations en matière de respect des droits humains dans les pays membres.
Le représentant britannique s’y était déclaré préoccupé par des restrictions de la liberté de la presse au Rwanda et avait exhorté les autorités à enquêter sur des allégations d’exécutions extrajudiciaires, de décès en détention, de disparitions forcées et de torture.
Malgré les critiques, le Rwanda souhaite donc se présenter comme une terre d’accueil. Le pays a également reçu, ces derniers mois, une poignée de réfugiés afghans fuyant le régime des talibans. Il s’agit de professeurs accueillis à Kigali à la demande de l’Académie des sciences des Etats-Unis et de la totalité des élèves et du personnel d’un internat pour filles.
Reste à savoir quand les premiers avions de demandeurs d’asile déboutés du Royaume-Uni atterriront à Kigali. Mardi 3 mai, le porte-parole de M. Johnson a annoncé que le programme pourrait ne pas démarrer avant plusieurs mois, évoquant de probables contestations judiciaires.